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"Voulez-vous être des ancêtres ?" - Yamina Saheb et l'urgence de la sobriété choisie

08/10/2025

"Voulez-vous être des ancêtres ?" - Yamina Saheb et l'urgence de la sobriété choisie

Article rédigé par Caroline Gervais.

 

J'ai découvert avec un immense intérêt le podcast "Faire Face" de l'association Adrastia en écoutant l’interview de Yamina Saheb par Bastien Roulot il y a quelques semaines. 


Docteur en énergétique, ancienne analyste politique senior à l'Agence internationale de l'énergie, elle est aujourd'hui chercheuse et consultante indépendante spécialisée et a cofondé le Laboratoire Mondial des Sobriétés. Autrice principale du rapport du GIEC sur l'atténuation du changement climatique (Groupe de travail III, 2022), elle a contribué à faire entrer le concept de sobriété dans les politiques climatiques internationales.

Au-delà de la qualité de l'échange, ce qui m'a particulièrement intéressée, c'est de revenir sur les origines du mot "sobriété" – un terme que l'on a entendu dans la bouche d'Emmanuel Macron en septembre 2022, lorsqu'il déclarait : "Le deuxième élément clé de cette stratégie pour passer l'hiver, c'est de sauver l'énergie que nous pouvons sauver : c'est la sobriété énergétique". 

 

Mais comme l'explique magistralement la chercheuse, cette récupération politique a vidé le concept de sa substance philosophique originelle : une théorie de justice distributive.


Ce qui m'a également frappé, c'est la résonnance entre sa vision de la sobriété et le Framework for Strategic Sustainable Development (FSSD) – cette méthodologie de planification stratégique vers la durabilité développée en Suède depuis les années 1990.

 

Les deux approches partagent une même logique : partir des principes fondamentaux et des limites planétaires pour "backcaster" (planifier à rebours depuis un futur préféré/soutenable) plutôt que de simplement projeter nos pratiques actuelles en les verdissant. Tous deux placent l'équité sociale au cœur de la transformation écologique et refusent les fausses solutions technologiques.


Vous pourrez lire ici une synthèse qui tente de respecter la force de son propos et ses questions percutantes. Mais je vous invite vivement à prendre le temps d'écouter l'intégralité de cet entretien.

 


"Quand on n'aura plus à manger, la sobriété s'imposera à nous"


Yamina Saheb entre directement dans le vif du sujet avec cette tension fondamentale : "Sans sobriété, il n'y aura pas de transition possible" et cet avertissement glaçant que "quand on n'aura plus à manger, la sobriété s'imposera à nous."


Pour elle, la sobriété n'est pas une privation mais "un levier systémique, collectif et juste". Mais attention, prévient-elle d'emblée, il faut comprendre d'où vient ce concept pour éviter les malentendus.

 


L'histoire méconnue : de la Grèce antique à Bercy


"La sobriété n'est pas un concept nouveau", explique la chercheuse. On en trouve des traces dans les écrits grecs et romains.

 

Cependant l'histoire moderne de la sobriété commence vraiment avec un philosophe américain, Harry Frankfurt, qui développe ce qu'il appelle le "sobriétisme" - "une théorie de justice distributive pour garantir que chacun a suffisamment, a ce minimum" pour bien vivre.


Puis vient un détail fascinant que peu connaissent : "La France est le premier pays au monde à avoir connu un premier scénario de sobriété énergétique". C'était en 1979, développé par des fonctionnaires du Trésor - "Vous imaginez les gens de Bercy qui développent un scénario de sobriété énergétique !"


Mais ce scénario n'a jamais vu le jour. Pourquoi ? "Quand ils ont fini leur travail, c'était le moment où on avait lancé le parc nucléaire. Et donc, on était sortis de la crise pétrolière". On considérait qu'on n'avait plus de problèmes énergétiques.

 


Le voyage franco-allemand des idées


L'histoire continue avec un aller-retour fascinant entre la France et l'Allemagne.

 

Dans les années 90, Wolfgang Sachs, un chercheur allemand travaillant sur la transition énergétique, fait des calculs et arrive à cette conclusion : "La transition énergétique allemande ne pourra pas se faire uniquement avec de l'efficacité et du renouvelable. Il faut autre chose."


Cette "autre chose", il l'appelle "sufficiency". Mais bizarrement, "ça n'a pas volé haut en Allemagne, par contre cela a traversé la frontière française et c'est tombé dans les oreilles des personnes qui ont créé l'association Négawatt".


Et c'est là que Yamina Saheb pointe un problème fondamental : "La sobriété est arrivée chez nous par la plus mauvaise porte possible, qui est celle de la comptabilité des kilowattheures. Alors que la sobriété en philosophie, c'est une théorie de justice distributive."

 


"Moi, je n'ai pas besoin d'une voiture"


Pour expliquer la différence entre efficacité et sobriété, la chercheuse prend l'exemple parlant de la mobilité : "Moi, citoyenne, je n'ai pas besoin d'une voiture. Moi, j'ai un besoin de mobilité. Mon besoin de mobilité, c'est d'aller d'un point A à un point B à un instant T."


Le problème ? "Dès qu'on parle mobilité, d'ailleurs on n'utilisait pas le mot mobilité jusqu'à récemment, on utilisait le mot transport, et donc les gens pensent voiture".

 

On s'est focalisé sur la solution technologique existante au lieu de partir du besoin.


Et ça pose un problème concret : "Si par exemple on devait remplacer le stock des voitures qui existent aujourd'hui en Europe, par un stock de voitures électriques, il n'y aurait pas suffisamment de ressources dans le monde pour les construire."

 


Les besoins versus leurs satisfactions : leçon d'un économiste Chilien


Yamina Saheb fait référence à Manfred Max-Neef*, cet économiste chilien qui a révolutionné la pensée sur les besoins : " Il est allé utiliser l'anthropologie pour comprendre comment est-ce que les besoins sont définis."


Max-Neef distingue les besoins - qui sont universels - et les "satisfacteurs", les façons de répondre à ces besoins. "Il explique que l'économie telle qu'on la connaît dans le monde moderne, elle focalise sur les flux, elle focalise sur la fin. Alors qu'en vérité, elle ne regarde pas du tout le début."

 


Le surdimensionnement occidental


Cette approche par les flux nous aveugle sur une réalité cruciale : "Dans le monde occidental, par exemple, dans tous les pays de l'OCDE, les infrastructures que nous avons sont surdimensionnées par rapport à nos besoins."


Exemple frappant : "On a des sans-logements, et ça, ça ne devrait pas exister dans les pays de l'OCDE, parce qu'on est en surdimensionnement en termes de logements. On a beaucoup trop de logements, on a plein de logements qui sont inoccupés."

 


"On ne peut pas tricher avec la nature"


Alors comment sortir de la logique extractiviste de la croissance verte ? La chercheuse se veut optimiste : "Je pense que j'essaie d'être positive par rapport à la crise climatique, et je me dis qu'en fait, on ne peut pas tricher avec la nature."


"Jusqu'à présent, on a réussi à s'en sortir parce que c'était entre humains seulement. Donc, on a dominé les autres. On a imposé au reste du monde notre modèle. Sauf que là, c'est un peu comme quand le corps humain a de la fièvre. Vous êtes obligé de vous reposer."

 


Le budget carbone : un gâteau qu'on a déjà trop entamé


Pour expliquer l'urgence, elle utilise une métaphore saisissante : "Le budget carbone, pour comprendre ce que c'est, c'est comme un gâteau. On a déjà mangé un peu plus des trois quarts, il reste à peu près un quart jusqu'à la fin."


Et cette contrainte change tout : "On se retrouve dans une situation où on est pour la première fois dos au mur. Et pour la première fois, la solution, elle doit être pour tout le monde ou alors pour personne."


Crucial à comprendre : "L’objectif de 1,5°C, ce n'est pas un objectif politique, c'est une contrainte physique de la planète."


Mais que font les politiques ? "En fait, si je reviens au budget carbone, c'est un gâteau, il ne reste plus qu'un quart. Mais nous, ce qu'on a décidé c’est de manger encore trois quarts, alors qu'il ne reste qu'un quart. Ce n'est pas possible."


Si on prenait vraiment en compte cette contrainte physique et l'équité : "L'Union européenne devrait être neutre en carbone autour de 2030" et non 2050.

 


Le CCS : "la plus grosse arnaque vis-à-vis de nos enfants"


Face à cette impossibilité mathématique, les politiques inventent des solutions technologiques.

 

La chercheuse est cash : "Le CCS, le captage et le stockage du carbone, c'est la plus grosse arnaque vis-à-vis de nos enfants qu'on ait pu penser."


"Plus de 500 millions d'euros entre maintenant et 2050, d'argent public qui va aller vers cette arnaque."

 


"Voulez-vous être des ancêtres ?"


" Quand j'interviens dans des conférences, je pose souvent la question : est-ce que vous voulez être des ancêtres ?"

 

"En général, c'est le silence."


Puis elle assène la réalité : "Mon fils qui est né en 2020, il n'a pratiquement aucune chance d'atteindre l'âge de sa grand-mère qui approche les 80 ans."


Et pour ceux qui seraient tentés par l'égoïsme : "Si vous faites partie des actifs, vous partirez de la planète Terre très très tôt, par rapport à nos parents, et dans de très mauvaises conditions. Parce qu'il ne suffit pas de partir de la planète Terre, c'est pas juste le fait de partir, le vrai sujet c'est dans quelles conditions partir de la planète Terre."

 


Du consommateur au citoyen : reprendre le pouvoir


Mais comment en est-on arrivé là ?  "L'école de Chicago, qui était sous l'influence de l'école autrichienne (...)  a gommé le citoyen et l’a remplacé par le consommateur et le consommateur souverain."


"Autrefois, nous étions des usagers de la RATP. Aujourd'hui, nous sommes des clients de la RATP. Ce n'est pas la même chose. Parce que quand on est usager, on discute et on décide ensemble de nos droits et devoirs. Quand on est client, c'est la carte bancaire qui décide."

 


La sobriété : "principe d'organisation de la société"


C'est pourquoi "la sobriété, c'est une réappropriation de notre citoyenneté".

 

En sociologie, "la sobriété, elle est décrite comme étant un principe d'organisation de la société".


"Et c'est pour ça que quand certains me disent, oui, mais c'est la dictature, la sobriété, etc., et bien non, elle ne pourra advenir que dans les sociétés démocratiques, parce que c'est un principe d'organisation de la société, donc il doit être discuté avec les citoyens."

 


Justice sociale : les premiers bénéficiaires


Yamina Saheb démonte l'idée que la sobriété serait punitive pour les classes populaires : "Les premiers bénéficiaires de la sobriété, ce sont les personnes vulnérables, quel que soit le type de vulnérabilité."


"Si on avait eu des politiques de sobriété, on n'aurait pas eu de précarité, qu'elles soient énergétiques, alimentaires ou quoi que ce soit."


Et qui s'y oppose vraiment ? "Ceux qui seraient contre, ceux qui sont contre la sobriété, c'est les 1% les plus riches. Mais en gros, on s'en fout des 1% les plus riches. Il faut juste qu'on reprenne le pouvoir."

 


L'alternative structurelle : changer les infrastructures


"La sobriété ne porte pas sur le comportement des individus", insiste-t-elle. "Vous ne pouvez rien faire en tant qu'individu si vous n'avez pas les infrastructures qu'il vous faut."


L'exemple du Vélib est parlant : "Avant d'avoir le Vélib, avant d'avoir les pistes cyclables et le Vélib, les parisiens n'utilisaient pas le vélo. Aujourd'hui, à 19 heures, sur les grands boulevards parisiens où on a des pistes de vélos sécurisées, il faut faire la queue pour passer."


"Ces infrastructures-là, elles sont arrivées comment ? Par le politique. Par le citoyen."

 


Un État stratège qui prend en compte les limites planétaires


La chercheuse appelle à "un État stratège qui prend en compte les limites planétaires, parce que l'État stratège tel qu'on l'a connu, c'est un État extractiviste".


"La nouveauté, qui est en même temps un défi pour le politique d'aujourd'hui, c'est justement l'obligation morale, intellectuelle, que nous avons tous de prendre en compte la question des limites planétaires."

 


"Comment fédérer tous ces mouvements ?"


Face à l'urgence et à la recherche de solutions concrètes, elle a créé le Laboratoire Mondial des Sobriétés avec trois objectifs : "former, informer, s'organiser".


Mais elle reconnaît une limite : "Ce que je n'ai pas encore trouvé dans la littérature scientifique, mais peut-être que ça existe dans la littérature non scientifique, c'est comment fédérer. Tous ces mouvements-là qui existent, toutes ces petites initiatives à droite à gauche, les fédérer pour en faire une qui changerait l'Union européenne."

 


Le pouvoir du vote : "il ne faut surtout pas se tromper"


Sa conviction profonde : "Dans les démocraties, on a un pouvoir en tant que citoyen. Mais on ne se saisit pas de notre pouvoir parce que nous sommes enfermés dans le monde consumériste."


"Si vous regardez dans votre journée, si vous notez pendant une semaine ce que vous avez fait tous les jours, vous allez voir que vous aurez fait au moins 90% de vos actions sont des actions de consommation (...) il faut qu'on fasse tous l'inverse."


Et concrètement : "Pour avoir les infrastructures, vous individus, ce que vous pouvez faire, c'est d'aller voter et de bien voter. Il ne faut surtout pas se tromper quand on va voter."

 


"Soit on s'en sort tous, soit c'est rien"


L'alternative est claire : "Soit on réfléchit, enfin, on se met à réfléchir en considérant que la planète Terre, c'est un village (...) Et à ce moment-là, on se donne une chance de nous en sortir. Soit on continue dans le modèle actuel et on va parler de croissance verte, etc. Et à ce moment-là, c'est la fin pour tout le monde."


"Ce qu'on doit garder en tête, c'est : soit on s'en sort tous, soit c'est rien. C'est pas que les plus riches d'entre nous vont s'en sortir. Ça n'existe pas."

 


"La vie sur Terre est le plus beau cadeau"


Malgré la gravité du constat, Yamina Saheb reste portée par un espoir profond : "Je crois dur comme fer que la vie sur Terre, c'est le plus beau cadeau que l'humanité a eu. Et ça, c'est un combat qui me motive."


"J'aimerais bien que mon fils soit adulte et que je puisse discuter avec lui et lui dire que c'était dur, mais qu'on a réussi."


La sobriété telle qu’elle la conçoit n'est pas une austérité mais "une forme de liberté retrouvée", la seule voie pour éviter que nos enfants héritent d'une planète inhabitable.

 

 

Et maintenant ? Des pistes d'actions !

 


Comme le dit Yamina Saheb : "soit on s'en sort tous, soit c'est rien."

 

Écoutez l'entretien complet (1h30) : Podcast Adrastia

 

Découvrez le Laboratoire Mondial des Sobriétés

 

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* Les travaux de Manfred Max-Neef sur les besoins ont constitué jusqu'en 2015 la partie sociale de mécanismes-sources du FSSD. Depuis, nous nous appuyons toujours sur ses travaux pour travailler la vision et le futur souhaité des projets que nous accompagnons. Nous y reviendrons dans un prochain article. 

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